L’ampleur de la crise actuelle plonge les organisations dans une transformation sans précédent. Avant même la venue de la COVID-19, certaines organisations avaient déjà amorcé un important changement de paradigme. Or, les circonstances actuelles contraignent l’ensemble des décideurs à ne plus se contenter de subir la turbulence et l’ambiguïté, mais bien de les gérer.
L’incertitude économique engendrée par la COVID-19 illustre bien ce changement de cap. Les organisations doivent faire le deuil de la réalité d’antan tout en se réinventant au fur et à mesure que se dessinent la nouvelle réalité et les besoins qui en émergent. Pour plusieurs, il en va de leur survie. Déjà, on réalise que, bien que la situation soit temporaire, nos organisations s’en trouveront transformées de façon permanente.
Certains experts prévoyaient ce changement de paradigme depuis plusieurs années. Ainsi, en 2017, Réal Jacob de HEC Montréal énonçait que devant l’amplitude des changements, leur rapidité, l’incertitude qu’ils génèrent et leur volatilité, nous étions passés d’une logique de gestion du changement à une logique de développement de la capacité à changer des organisations. Du point de vue des dirigeants, un constat s’imposait déjà en 2014 : les pratiques de leadership du passé ne suffiront plus pour faire face aux défis des prochaines années (Hébert, 2014).
Naviguer dans la turbulence et l’ambiguïté est donc devenu un impératif pour tout acteur de notre écosystème. Quelle attitude adopter face à l’inconnu et l’imprévisible? Quels sont les leviers à privilégier pour faciliter notre adaptation? Quelles compétences devons-nous développer en priorité pour y faire face?
Définir ce qu’est la complexité peut offrir un éclairage. Pour Edgar Morin, sociologue français, le mot complexité renvoie au terme latin complexus qui signifie « ce qui est tissé ensemble ». Naviguer dans la turbulence et l’ambiguïté requiert donc de développer le réflexe de faire des liens entre une diversité de points de vue et de domaines. On se sert de la puissance de la différence pour créer de nouvelles pistes de solutions sous un angle renouvelé.
Pour aborder efficacement les situations de turbulence et l’ambiguïté, un seul esprit ne suffit plus. Travailler en réseau avec des partenaires issus de divers horizons est incontournable. L’exemple récent de ce médecin qui s’est associé à l’entreprise CCM pour créer du matériel de protection destiné au personnel de la santé illustre bien cette nécessité. Le rapprochement entre un fabricant d’équipements sportifs et le milieu médical, bien qu’inusité, était toutefois logique, considérant l’expertise de la compagnie en matière de protection physique. Il s’agit là d’un exemple lié à la crise actuelle, mais plusieurs initiatives prometteuses étaient déjà en cours avant qu’elle s’impose. Pensons au Living lab en humanisation des soins de l’hôpital Sainte-Justine ou encore à l’initiative Innobahn issue de la collaboration entre Ubisoft et la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. La collaboration permet de trouver des solutions créatives à des problèmes pouvant paraître insolubles.
Le travail en réseau devient donc une condition pour composer avec la turbulence. Bien que ce type d’équipes hétérogènes apporte son lot d’avantages, elles peuvent aussi devenir source de tension. Ainsi, pour être plus efficace lorsque le contexte devient turbulent et ambigu, il est nécessaire d’avoir déjà instauré auprès des équipes de travail, une culture d’expérimentation, de tolérance envers l’imperfection et de reconnaissance de l’interdépendance de chacun.
Le caractère impératif de la collaboration est renforcé par une série d’enquêtes menées auprès de PDG. On y dégage le constat que les capacités du dirigeant à changer, à collaborer et à innover en réseau sont essentielles pour naviguer dans la turbulence et l’ambiguïté (Hébert, 2014). Face à ces constats, les gestionnaires et professionnels peuvent miser sur trois principaux leviers : l’intelligence émotionnelle, la sécurité psychologique et l’humilité.
Concrètement, l’intelligence émotionnelle consiste à reconnaître ses émotions et celles d’autrui, mais plus encore, à bien gérer ses émotions et à gérer les relations (Goleman, 1995). De plus en plus d’études mettent en lien l’intelligence émotionnelle et la performance organisationnelle. D’ailleurs, Tassilo Momm (2015) démontre qu’une plus grande sensibilité aux émotions permet de mieux jouer un rôle de facilitateur et d’exercer ses habiletés sociales. Considérant que les situations de turbulence et d’ambiguïté requièrent d’intégrer les points de vue qui diffèrent, l’écoute et le questionnement deviennent des habiletés à intégrer aux pratiques de façon encore plus importante. Elles permettent de mieux saisir les opportunités d’échange et ainsi favoriser le dialogue. Comme nous devons réagir rapidement en contexte de turbulence, un bon contrôle de nos émotions permet d’une part de garder la tête froide et d’agir sans disperser nos actions, et d’autre part de repérer plus rapidement les situations potentiellement explosives et ainsi les désamorcer avant qu’elles n’éclatent.
Trois leviers :
- L’intelligence émotionnelle
- La sécurité psychologique
- L’humilité
Concernant le second levier, soit la sécurité psychologique, il se définit par le sentiment de confiance qu’éprouvent les membres d’une équipe à s’exprimer et à agir sans craindre le jugement et les représailles. Une première action à entreprendre pour instaurer un climat de confiance est d’établir un code de fonctionnement d’équipe. Ce code vise à définir les normes, ainsi que les standards acceptables et non acceptables, ce qui représente un investissement de temps productif. Munis d’un tel outil, les individus osent davantage s’exprimer ou remettre en cause le statu quo, ce qui permet l’émergence de nouvelles façons de faire. L’ouverture et la curiosité contribuent également au sentiment de sécurité d’une équipe. En contexte de crise et de turbulence, les certitudes sont ébranlées, voire anéanties pour certains. S’intéresser à d’autres perspectives devient un incontournable.
Réagir avec humilité constitue le troisième levier. À cet effet, reconnaître que nous n’avons pas toutes les réponses favorise également la collaboration. Dans un monde où ambiguïté rime avec rapidité, il est judicieux de favoriser la mise en place de communautés de savoirs, de cocréation et de projets réalisés en mode de production participative. En acceptant qu’on ne sait pas tout ou qu’on ne sait plus, on devient ouverts aux idées souvent judicieuses proposées par nos collaborateurs.
La société McKinsey traduit bien l’esprit du présent article en regard des leaders du 21e siècle : « Après des années à faire la promotion de la pratique du leadership et de la transformation culturelle, nous sommes désormais convaincus que le changement organisationnel est inséparable du changement individuel. Autrement dit, les efforts de changement s’amenuisent souvent parce que les individus négligent la nécessité d’effectuer des changements fondamentaux en eux-mêmes. »
Pour devenir plus agile à naviguer dans la turbulence et l’ambiguïté, miser sur le développement des compétences relationnelles devient la clé. La crise actuelle complexifie les relations interpersonnelles avec la distanciation physique et le télétravail. Les impacts sur les relations sociales sont donc considérables. Réapprendre à communiquer et à créer des liens sociaux dans un tel contexte fait partie de la nouvelle réalité et de ses nombreuses opportunités.
Références bibliographiques
- GARVEY BERGER, Jennifer, et Keith Johnston (2015). Simple Habits for Complex Times. Powerful Practices for Leaders. Palo Alto, Stanford University Press, 272 pages.
- EDMONDSON, Amy (2018). The Fearless Organization. Creating Psychological Safety in the Workplace for Learning, Innovation, and Growth. Hoboken, Wiley, 256 pages.
- GOLEMAN, Daniel (1995). Emotional Intelligence. Why It Can Matter More Than IQ. New York, Bantam Books, 352 pages.
- HÉBERT, Louis (dir.) (2014). Paroles de PDG. Comment 75 grands patrons du Québec vivent leur métier. Montréal, Éditions Rogers, 159 pages.
- JACOB, Réal (2017, juin). « Collaborer, innover et changer face à la complexité du monde du travail ». Gestion, vol. 42, no 2, p. 102-105.
- MOMM, Tassilo, et al. (2015, janvier). « It Pays to Have an Eye for Emotions: Emotion Recognition Ability Indirectly Predicts Annual Income ». Journal of Organizational Behavior, vol. 36, no 1, p. 147-163.
- MORIN, Edgar (2005). Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 158 pages.
- SASSEVILLE, Sébastien (2020, 16 janvier). « La mort de la gestion du changement » [Billet de blogue]. Repéré à https://sebinspire.com/la-mort-de-la-gestion-du-changement/ .