Comment la crise a-t-elle modifié la dynamique du travail, des travailleurs et des gestionnaires? Y aura-t-il un « avant » et un « après » COVID-19 dans la façon de gérer les équipes? Tout indique que oui.
Lundi 11 mai, au premier jour du déconfinement régional, les propriétaires du fournisseur d’équipements industriels Entreprises Desjardins & Fontaine, à Sainte-Julie, n’ont pas lésiné sur les mesures sanitaires afin d’encadrer le retour au travail. Chaque employé reçoit son équipement de protection individuelle (ÉPI) et doit répondre à un questionnaire médical. Les quarts de travail ont été décalés pour éviter le goulot d’étranglement à l’entrée. Des postes de travail ont été réaménagés pour respecter les deux mètres de distanciation physique.
« Je suis agréablement surprise de la réceptivité des employés quant aux mesures, dit Mariane Villemure, consultante RH pour l’entreprise. En même temps, on reconnaît que ça fait beaucoup de détails à assimiler. Lors de la première journée, nous nous sommes rendu compte qu’un employé – qui croyait bien faire – se promenait d’un secteur à l’autre sans changer de gants. Nous avons dû lui rappeler de les retirer et de se désinfecter les mains avant d’entrer dans la cafétéria. »
Beaucoup de changements en peu de temps. Des gestionnaires sur le pied d’alerte. Des employés sollicités de toutes parts. C’est le portrait qui ressort des entreprises qui affrontent la crise sanitaire.
En tant qu’assureur (un service prioritaire), SSQ Assurance a été plongée dans le bain dès le premier jour de la crise. « Nous avons dû envoyer 95 % de nos 2 100 employés en télétravail, alors que ça ne faisait pas du tout partie de notre ADN, explique Martin Robert, vice-président, talent et culture. Nous avions une culture d’entreprise qui reposait beaucoup sur la présence physique au bureau pour créer un sentiment d’appartenance. »
Pour l’entreprise québécoise Connect&GO, qui produit un bracelet intelligent pour gérer les accès lors de grands événements, c’est tout leur modèle d’affaires qui a été chamboulé. « Nous pensions nous en tirer en réduisant nos effectifs de 20 à 30 %, explique Dominic Gagnon, cofondateur de l’entreprise. Nous avons finalement dû mettre à pied temporairement 80 % de notre équipe. À partir de ce moment, notre objectif numéro un est devenu de trouver des contrats pour les réembaucher. »
Empathie et reconnaissance
Au début de la pandémie, une équipe de recherche en gestion de l’UQAM a publié un article dans L’actualité pour inviter les gestionnaires à gérer la crise « non pas en dépit des émotions, mais bien en tenant compte de celles-ci » (Coulombe, Alalouf-Hall et Audet, 2020).
« On doit reconnaître que l’on vit une situation exceptionnelle et l’on doit ajuster nos attentes en conséquence, explique Caroline Coulombe, coauteure de l’article. Car, si on demande aux travailleurs de tout faire comme avant – en plus des contraintes sanitaires à suivre – on se dirige vers une vague massive de burnout au Québec. »
Chez SSQ Assurance, où les employés travaillent de la maison, parfois entourés de leurs enfants, Martin Robert est le premier à reconnaître que le contexte est loin d’être optimal. « On s’est fait la promesse dès le départ d’être très tolérant les uns envers les autres. On a dit à nos employés : “On vous fait confiance à 100 % pour nous donner le plus que vous pouvez dans les circonstances.” Tout le monde a reçu son plein salaire et personne n’a eu peur de perdre son emploi. » Une approche fructueuse, puisque les indicateurs d’engagement et de fierté sont à la hausse depuis le début de la crise chez SSQ Assurance.
Entreprises Desjardins & Fontaine entend bien elle aussi manifester de la bienveillance envers ses employés. « Nous allons rencontrer chaque employé individuellement pour nous assurer qu’ils vont bien sur le plan psychologique, dit Mariane Villemure. On veut non seulement s’assurer qu’ils comprennent les nouvelles mesures, mais on veut aussi savoir comment ils les perçoivent, car elles peuvent créer de l’angoisse chez certains. »
En outre, en période de crise, la consultante RH croit que la reconnaissance doit être réciproque entre employés et employeur. « C’est vrai que l’on demande beaucoup d’efforts aux employés, dit-elle, mais ceux-ci doivent aussi reconnaître que l’entreprise en fait beaucoup pour eux. Je veux que mes employés puissent dire de la direction qu’on fait attention à eux, et qu’ils manifestent de la gratitude, que ce soit par des mots ou par leur attitude. »
Rebondir, chacun à sa façon
Pour illustrer l’éventail des réactions des entreprises face à la crise, Caroline Coulombe renvoie à une analyse européenne du comportement des multinationales du CAC 40, le principal indice boursier de la Bourse de Paris. On y découvre que 38 % des multinationales se sont comportées en bon « citoyen corporatif » en démontrant de la générosité envers leurs employés, 25 % ont concentré leurs efforts pour assurer la continuité de leurs activités, 25 % ont pris une pause et 12 % ont innové.
Acculée au pied du mur, Connect&GO n’a eu d’autres choix que d’innover pour survivre. « Nous avons créé trois comités : un comité “pivot”, pour voir comment notre technologie peut s’appliquer à d’autres secteurs d’activité. Un comité “innovation”, pour trouver comment notre technologie de paiement sans contact peut aider à la relance de l’industrie du divertissement. Et un comité “acquisition”, qui demeure à l’affût des entreprises en difficulté. On est rapidement passé d’une position précaire… à une position opportuniste. » Pour preuve, en partenariat avec Vidéotron, Connect&GO vient d’annoncer la commercialisation d’un nouveau bracelet de distanciation physique qui vibre lorsqu’on entre dans le périmètre d’un collègue de travail. « Avec ce projet, on a réussi à rapatrier 10 % de nos employés. »
Pendant ce temps, chez SSQ Assurance, on apprivoise ce nouveau contexte. « Nous ne sommes plus en gestion de crise, précise Martin Robert. Nous sommes dans une phase où l’on se concentre sur l’ergonomie au travail. On veut aider nos équipes à travailler efficacement de la maison en leur fournissant les bons outils et les bonnes méthodes de travail. »
Passé le choc initial, les organisations doivent effectivement retrouver un semblant de normalité. « Les gestionnaires doivent faire la transition d’un mode de gestion de crise, où la ligne de commandement est top-down, à un mode de gestion collaboratif, où on se remet à l’écoute de ses employés », explique Caroline Coulombe.
Elles doivent aussi accepter l’incertitude au quotidien. Car tout indique que la crise sanitaire perdurera encore des mois. « Les entreprises doivent apprendre à gérer leurs activités par scénarios, car la situation peut changer à tout moment », ajoute la chercheuse, rappelant l’invitation de Patrick Lagadec, spécialiste français en gestion de crise, à « apprendre à être surpris ».
Une année marquante
Que restera-t-il de cette crise? Et à quoi ressemblera « l’après-COVID-19 »?
Mariane Villemure retient la solidarité née au sein du groupe Facebook réservé aux employés d’Entreprises Desjardins & Fontaine, qui a renforcé le sentiment d’appartenance envers l’entreprise. Martin Robert entrevoit désormais la possibilité pour SSQ Assurance d’élargir son bassin géographique de recrutement, maintenant que la compagnie d’assurance se sait opérationnelle en mode télétravail.
Caroline Coulombe, de son côté, fait une mise en garde contre un retour trop hâtif à la normale. « On ne pourra pas appuyer sur un bouton reset et faire comme si rien n’était arrivé. Avant de revenir aux notions de performance, les gestionnaires devront accompagner leurs équipes et les aider à recréer un univers de travail. »
Références bibliographiques
COULOMBE, Caroline, Diane Alalouf-Hall et François Audet (2020, 6 mai). « Changer nos vies ne sera pas un long fleuve tranquille ». L’Actualité, vol. 45, no 5. Repéré à https://lactualite.com/societe/changer-ne-sera-pas-un-long-fleuve-tranquille/.